En parallèle de la mission de Directrice du Mentorat que j’ai effectuée pendant quelques mois chez OpenClassrooms, je me suis intéressée à l’état et à l’évolution du mentorat. En ont résulté quelques entretiens intéressants à partager, dont ce dernier avec Yvon Chouinard, Président du Conseil d’Administration de Mentorat Québec et une référence du mentorat au Canada que j’ai eu un très grand plaisir à interviewer !
Le mentorat en France s’inspirant directement de ce qui a été mis en place au Canada, et plus particulièrement au Québec, il est intéressant de voir en quoi les pratiques convergent ou divergent dans leur évolution de part et d’autre de l’Atlantique, et comment se développe le mentorat au Canada actuellement, pour inspirer de nouveaux champs d’application en France.
Vous êtes vous-même coach professionnel certifié, consultant, mentor, chef d’entreprise, ancien cadre dirigeant : quelles sont les spécificités du rôle de mentor par rapport à ces autres rôles ?
Un mentor accompagne, sans attendre de résultats. C’est la personne accompagnée qui décide si elle veut faire ou pas, c’est une relation humaine. Un mentor se base strictement sur son expérience dans un domaine donné.
Le mentor peut adopter parfois un rôle de coach. Mais un coach est responsable du processus, on s’attend à des résultats avec lui. Rester dans une posture de conseil n’aide pas non plus les mentorés à devenir autonomes. La réflexion du mentor doit se faire par rapport à ce que le mentoré est capable de faire et de son intérêt propre.
Le problème se pose car mentors et coachs utilisent les mêmes techniques : le questionnement et l’écoute. Mais la démarche n’est pas la même : quand vous êtes mentor, vous vous fiez à votre sensation. On vous demande même de ne pas devenir trop professionnels !
Quand le mentorat a lieu au sein d’une entreprise, un mentor doit consolider la position de la personne dans l’organisation. C’est aussi différent du parrainage : un parrain – « sponsor » pour les Américains – va vous pistonner. Un mentor peut faire ça aussi, mais ce n’est pas son rôle principal.
Un mentor est-il forcément bénévole ?
Yvon est résolument du côté des puristes, pour qui le mentorat doit être strictement bénévole, sans exception à la règle. Car la question de la rémunération est un élément-clé d’une relation d’accompagnement.
Pour lui, le bénévolat est d’abord la condition de la générosité absolue de la relation, afin que la « générativité », soit toujours au cœur.
Au Canada, cette définition « puriste » est globalement partagée. Il lui est arrivé d’appeler des organisations qui ne respectaient pas cette règle ! Il leur conseille généralement de renommer l’accompagnement, qui est en fait plus souvent du tutorat, quand il s’agit de démontrer des tâches à faire.
Quand le Réseau M a initié une démarche de certification de mentors, il s’y est également opposé. Car quand ça devient un processus de RH, ça devient plus difficile à mettre en place. Les directions sont toujours craintives face aux programmes et à l’excès de processus. L’effet pervers par contre, du bénévolat et de l’absence de certifications ou de processus formellement établies, c’est qu’on ne donne pas beaucoup d’argent aux programmes de mentorat. Quand on lui demande quelle reconnaissance donner aux mentors, il répond « dites-leur merci ! ». Certaines sociétés, par exemple Ubisoft, organisent un événement pour leurs mentors, leur attribuent une statue en symbole de leur reconnaissance …
Que pensez-vous du développement du mentorat à distance (en ligne ou e-mentorat) ?
Les dirigeantes du programme Academos au Canada ont créé très récemment une application mobile, Elo, pour développer le mentorat en ligne dans les entreprises. Academos est un organisme qui accompagne les jeunes dans leur choix de carrière grâce à une application de mentorat virtuel. L’appli Elo a été conçue sur la base de cette expérience, tout ou presque y est automatisé. C’est le premier programme en ligne mobile aussi complet qu’il voit au Canada, ça peut aider les organisations internationales à passer à l’échelle, sans rajouter des ressources supplémentaires de gestion du programme. Il pense notamment à un cas où le programme concerne aujourd’hui 24 dyades (binômes mentor-mentoré), ce type de solution peut permettre d’atteindre progressivement 10 000 membres !
La problématique du mentorat est – et reste, avec les programmes en ligne – de toujours de trouver des mentors : mais le mentorat à distance peut démocratiser le mentorat, et ça c’est une bonne chose.
Quand il n’y a pas d’outil numérique, il faut gérer en cohorte (démarrage de tous les binômes ensemble, même calendrier pour tous…), car sinon c’est compliqué. Pour les programmes qui veulent grandir (dès qu’on dépasse 40 dyades), passer à une formule numérique est nécessaire car sinon c’est trop exigeant en temps passé.
En mode numérique, ces contraintes de cohorte disparaissent et les participants peuvent s’organiser comme ils veulent, en organisant deux niveaux différents d’intervention :
- « High touch » (moments clés pour la motivation des mentors, importante à entretenir) : création de relances ou rappels pour les contacter plus souvent, par exemple au bout de 3 à 4 mois (« Comment se passe votre relation ? De quels sujets parlez-vous », etc.).
- « Low touch » (le moment du jumelage par exemple, qui ne nécessite pas nécessairement d’intervention humaine).
Elo est la première grande plateforme au Québec. Sinon, il n’y a pas beaucoup de logiciels utilisés au Canada, le groupe Desjardins a créé son outil propre, ils encouragent l’e-mentoring car ils ont des filiales partout. Mais aux US, il y a plusieurs logiciels (Cronos, etc.), qui publient beaucoup de choses sur le mentorat, sous un angle très pratique. Les logiciels RH ont parfois des modules de mentorat, Peoplesoft en a un mais il est très coûteux.
Comment se développe le mentorat aujourd’hui au Canada ?
L’entrepreneuriat a été un des premiers secteurs à découvrir l’intérêt du mentorat. Le Réseau M s’est répandu dans toutes les régions du Québec de bouche à oreille, en créant des cellules autonomes en région, mais qui utilisent les outils de jumelage de l’organisation centrale. Ils ont créé une communauté de personnes, qui ont eu une grande importance dans la visibilité du mentorat au Canada.
Depuis quelques années, les associations professionnelles (architectes, médecins, éducation (pour retenir les nouveaux profs)…) se sont lancées dans le mentorat.
Les secteurs actuellement très « chauds » pour le mentorat sont les réseaux féminins (souvent subventionnés par le Ministère des Femmes et de l’Egalité des genres au Canada), les agriculteurs, les métiers à domination masculine (construction, camionnage …) où il est difficile de faire rentrer les femmes par le terrain et où on incite à avoir des chefs d’entreprise femmes, l’accueil des immigrants…
Pour l’accueil des immigrants, il y a plusieurs programmes subventionnés et le développement de mentorat de groupe (7 à 8 personnes, avec 1 à 2 mentors), car les problèmes rencontrés par les mentorés sont sensiblement les mêmes. La condition pour qu’un groupe fonctionne bien, c’est qu’il y ait un objectif commun ; c’est le plus généralement la recherche d’emploi. Ce qui signifie que quand un membre du groupe a trouvé un job, il doit forcément quitter le groupe. Yvon accompagne des migrants actuellement, par exemple.
Aujourd’hui, le mentorat au Canada devient viral, il est submergé de demandes : médecins de famille, pharmaciens salariés, gestionnaires d’immeubles (surtout des femmes)… qui y trouvent ainsi un moyen de partager leurs pratiques et de sortir de leur solitude.
Pourquoi selon vous le mentorat s’est-il tellement bien développé au Canada ? Les conditions de succès sont-elles reproductibles dans d’autres pays ?
Pourquoi un tel succès au Canada ? Yvon a l’impression qu’au Canada, et au Québec en particulier, la société est assez égalitaire. Les rapprochements entre niveaux hiérarchiques différents se font plus facilement. Le mentorat sort les mentors de leur milieu, ils découvrent des jeunes, des choses nouvelles … ça devient émotionnel, c’est une expérience humaine. Il faut que les deux parties acceptent que parfois ça marche, et parfois ça ne marche pas, précisément pour ces raisons.
Quand il prépare les mentors en immigration, il les invite à aller au restaurant du pays d’origine de leur mentoré, par exemple, pour établir une base de compatibilité.
Aujourd’hui, au Canada, dans les entreprises, les jeunes demandent à leur arrivée s’ils vont avoir un mentor. Les réseaux sociaux ont appris aux jeunes à fonctionner en réseau, ils sont sensibles à cette idée, ils savent qu’ils ne vont pas passer leur vie dans une seule entreprise et qu’ils n’auront pas une progression linéaire. L’importance du réseau devient capitale pour la gestion de sa carrière, les jeunes ne croient plus les dirigeants sur l’emploi, le réseau devient prioritaire. L’employabilité nécessaire ouvre la voie à la recherche d’aide.
Dans ce même esprit, le co-développement se développe beaucoup au Québec, toujours dans un esprit de gratuité. Adrien Payette et Claude Champagne, les deux créateurs Canadiens du concept, ont créé une association qui protège le concept au Canada.
Aujourd’hui, il faut développer des réseaux de collaboration, pour grandir en tant qu’individu : ça a un rapport avec la complexité du monde. On se développe par phases, pour lui, la solution n’est jamais de retourner à l’école – même en business school – car les écoles sont toujours en retard sur le monde du travail ! La seule manière est de parler aux gens du milieu.
Quel regard portez-vous sur le développement du mentorat en France, et dans d’autres pays dans le monde ?
Il est souvent sollicité par des non-Canadiens, essentiellement par des Français et parfois des Belges. Il constate que la France s’intéresse de plus en plus au mentorat et au développement de projets communautaires tels que Grands Frères Grandes Sœurs (programme de mentorat pour jeunes en difficulté qui existe au Canada depuis 100 ans).
En France, il a également été sollicité par des individus pour les former au co-développement, mais il regrette que la gratuité qui est au cœur du mentorat et du co-développement au Québec se transforme souvent en savoir-faire payant facturé par ces consultants indépendants aux entreprises pour les aider à mettre en place de tels programmes.
Il va une fois par an à l’International Mentoring Association aux Etats-Unis, où le mentorat est très présent dans le secteur de l’éducation auprès de jeunes à risque, et également au sein des associations d’anciens étudiants de l’enseignement supérieur ou auprès des futurs diplômés. Beaucoup de professeurs d’université américains sont actifs dans ce domaine.
Il n’a pas tellement de contacts issus d’autres pays. Il lui semble que le mentorat se développe en Afrique, notamment auprès des femmes qui démarrent de petites entreprises. Parfois, il a des sollicitations venues du Maroc ou de la Tunisie. Parfois également dans certains pays d’Europe de l’Est, où il y avait une recherche de mentors pour aider les jeunes médecins, mais c’est assez rare. Au Chili, le mentorat est présent plutôt dans l’ingénierie.
Pour aller plus loin – Quelques recommandations d’Yvon Chouinard :
Renée Houde, « Le mentor : transmettre un savoir-être » (1996) et « Des mentors pour la relève » (2010).
Film « Educating Rita », qui a inspiré Renée Houde pour son premier ouvrage.
Maela Paul, « L’accompagnement : une posture professionnelle spécifique » (2004).
Première édition du mois du Mentorat au Québec (janvier 2019) : trousse à outils mentorale de 13 articles pour aider les organisations à mettre en place et développer leur programme de mentorat.
Lancement d’Elo, l’application qui simplifie le mentorat.
Yvon Chouinard : « L’accompagnement : la nébuleuse des nouvelles pratiques de développement des personnes » (revue Effectif, 2014).
Un très grand merci à Yvon Chouinard pour sa générosité et ses précieux conseils !