Les travaux d’Hercule de la transformation digitale

La transformation digitale d’une entreprise résulte-t-elle des micro-transformations individuelles de chacun de ses membres ?

On adresse généralement le sujet de la transformation digitale sous l’angle des entreprises et d’un point de vue assez macro. Et quand on parle des individus, c’est pour insister sur les formations à acquérir, et les modes d’organisation différents à adopter.

Mais le changement le plus profond, et le plus difficile à réaliser, pour qui s’y est confronté, est certainement celui de la « transformation » des individus, pas dans la surface des formations à acquérir, mais dans la profondeur de la culture à intégrer, et du mode de fonctionnement voire de pensée à s’approprier.

Car il n’y a pas vraiment de mystère, en 2015, les entreprises qui ne se sont pas encore « digitalisées », ne serait-ce qu’en partie, n’ont aucune excuse pour ne pas le faire, à part que les individus qui les composent n’en ont pas vraiment envie !

La grande majorité des professionnels du digital d’aujourd’hui ne sont pas des digital natives : on était un peu plus vieux quand Internet est né. On s’est donc tous formé sur le tas, en faisant, en pratiquant, par intérêt, en évoluant aussi par la force des choses. Qu’est-ce qui empêche les autres de le faire ?

J’éviterai les « tartes à la crème » habituelles de ce que le digital change dans la manière de travailler, du genre « expérience vs théorie », « travail collaboratif vs hiérarchique », etc. pour m’attacher à des aspects plus complexes et plus nuancés auxquels j’ai été confrontée, et qui sont véritablement le siège de l’effort à faire, pour qui n’y adhère pas naturellement. Car il s’agit véritablement d’un effort, d’un travail, pas facile, et qui bouscule la paresse très souvent bien établie et dissimulée sous des montagnes d’activisme apparent.

Je n’en ai pas trouvé 12, mais ils peuvent s’apparenter à des travaux d’Hercule pour certains, gardons donc la formule (liste ouverte à contributions extérieures s’il y en a !) :

  1. Sortir de sa zone de confort personnelle, et se découvrir dans la confrontation à l’inconnu – et aux autres.
  2. Faire les choses à la main.
  3. Conjuguer pilotage et collaboration.
  4. Développer une intelligence situationnelle vs une intelligence modélisatrice.
  5. Changer d’échelle : naviguer entre le très court terme (opérationnel, pas financier) et la vision long terme (ambition, pas planification).
  6. Gérer les mécanismes d’apprentissage.

 

1. Sortir de sa zone de confort personnelle, et se découvrir dans la confrontation à l’inconnu – et aux autres.

Le digital oblige à passer d’un univers de faits et de références établis à un univers de terre meuble, du moins en apparence : ça bouge tout le temps, et de temps en temps il y a un vrai séisme. Comment construire, et se construire, durablement sur un terrain sismique ? De la même manière qu’un humain généralement épargné par les catastrophes naturelles doit gérer son installation près d’un volcan en activité, ou dans des zones fortement sismiques. Au début, ça fait peur, et l’inconfort est disproportionné par rapport aux autres habitants. Ensuite, on s’y habitue, mais sans oublier qu’on est dans une zone à risque : une sorte d’état d’alerte permanent s’installe, même s’il est latent, et se réactive de temps en temps.

Le digital oblige un peu à la même chose. Ce n’est pas un changement ponctuel qu’on fait une fois et basta, c’est une modification permanente de l’environnement, des réflexes, des références… avec de fausses alertes, et de vrais bouleversements. Ce qui est surtout déstabilisant dans l’affaire, ce n’est pas le changement dans la réalité extérieure, du moins je ne le pense pas. C’est la réalité intérieure de l’individu que cela révèle : face à cet inconnu qui bouge et qui fait peur, on se découvre très souvent autre que ce qu’on aimerait être ou que ce qu’on pense être, et c’est très déstabilisant. Ca l’est d’autant plus pour les hommes et femmes de pouvoir, les dirigeants, les managers, qui ont bataillé ferme pour arriver à leur poste, et qui se retrouvent confrontés à une autre vision d’eux-mêmes, peut-être moins innovante, aspirationnelle ou efficace qu’ils n’aimeraient le croire.

Il y a aussi une certaine paresse à répéter tous les jours les mêmes mécanismes, dans les métiers de services qui occupent la plus grande partie de la population aujourd’hui. Je sais que certains vont s’offusquer de mes dires, mais la paresse peut très bien se dissimuler sous des apparences d’activisme forcené. Le digital force à sortir de cette paresse, à faire des efforts réguliers et permanents, et bien nombreux sont ceux qui n’en ont tout simplement pas envie ! Ni de le faire, ni de se voir eux-mêmes comme ils sont réellement, quand ils sont convaincus d’être débordés du matin au soir…

 

2. Faire les choses à la main

Je reprends cette expression d’un article de Paul Graham de Y Combinator qui l’appliquait aux start-ups, disant que pour décoller et réussir, on ne peut s’abstenir de faire un certain nombre de choses « à la main », c’est-à-dire de façon besogneuse, étape par étape, sans avoir tout de suite des effets d’échelle et la capacité de les déléguer.

Dans le digital, c’est souvent la même chose, du moins pour les nouveaux projets ou les nouvelles technos : pour pouvoir caler les choses proprement, il faut faire à la main ! = réfléchir un crayon à la main, faire des prototypes vite fait bien fait, bricoler tout seul ou en petit comité avant d’avoir les moyens de faire en grand, tester auprès de qui est disponible, utiliser tous les outils gratuits disponibles, ne pas toujours demander toutes les autorisations, etc. Pour beaucoup, dont moi, la partie de plaisir est souvent là, jusqu’à trouver la formule qui marche. Mais pour tous ceux habitués à déléguer, répartir les rôles dans leurs équipes, et ne rien faire sans moyens et budget alloués, c’est tout simplement un enfer ! Car dans « faire à la main », il y a surtout le mot « faire »… c’est-à-dire se confronter à la RE-A-LI-TE, à ce qui marche ou pas dans la vraie vie, pas aux usages fantasmés dans les discours de communication et aux chiffres théoriques projetés dans les business plans… et la réalité est d’autant plus frustrante qu’on en a vécu éloigné, à l’abri derrière son écran et ses fichiers Excel.

 

3. Conjuguer pilotage et collaboration

Travailler de manière « horizontale » avec d’autres corps de métiers, la main dans la main au sein d’un même projet, ne signifie pas abandonner toute prise de décision et toute autorité pour ce faire. Collaboration ne rime pas avec indécision ! Et pourtant, combien de managers déjà bien piquouzés à la sauce matricielle ne voit-on pas confondre allègrement les deux, et associer projets digitaux à des réunions de 45 personnes autour de la table, espérant peut-être que plus on est de fous, plus on rit ? Généralement, dans les entreprises, ça donne plus de pleurs.

Les meilleures collaborations se font quand chacun sait où est sa place, quelle est la valeur de sa contribution, et à quelle vision globale il collabore. Aux différentes fonctions de l’entreprise de prendre et de garder leurs responsabilités, tout en travaillant de manière beaucoup plus rapprochée avec les autres, parfois ennemis d’avant : marketing et IT, marketing et commercial, finance et RH… Cela veut dire trancher, assumer, hiérarchiser, piloter. Cela veut dire savoir où on va, pourquoi on fait ce qu’on fait, car les critères d’arbitrage ultimes, qui peuvent mettre tout le monde d’accord, ne peuvent venir que de là. C’est ainsi que le management opérationnel trouve son lien direct avec la vision et la culture d’entreprise, qui peuvent l’encourager dans cette voie ou l’inhiber, selon les cas, et même sans en avoir conscience.

 

4. Développer une intelligence situationnelle vs une intelligence modélisatrice

J’en réfère ici à une passionnante conférence de François Jullien sur une approche différente de l’efficacité entre Chinois et Européens, et qui distingue notamment l’approche modélisatrice et planificatrice des Européens, sous l’influence de la pensée grecque, à l’approche contextuelle et situationnelle des Chinois. Cette différence dans la manière d’aborder une situation stratégique (guerre, par exemple) s’adapte parfaitement au digital, même si l’idéal reste la capacité de pouvoir conjuguer les deux !

Avant le digital, les entreprises fonctionnaient par planification : on se donne un objectif, on définit une stratégie pour l’atteindre, on y attribue des moyens, et on déroule un plan d’exécution. Et même si la vraie vie ne ressemble pas au schéma prévisionnel, on fait comme on peut en réalité et… on recommence de la même manière.

Aujourd’hui, les entreprises font… toujours cela. Car elles ont beaucoup de mal à gérer l’incertitude à l’échelle de l’entreprise, et encore moins dans notre contexte actuel de financiarisation extrême de l’économie ! Sauf que le digital oblige à avoir une approche beaucoup plus situationnelle de la stratégie : je ne définis pas un objectif fixe et un plan d’exécution à l’avance, j’observe la situation, j’en analyse les facteurs, et j’essaie de les influencer pour créer un écosystème favorable, dans lequel je vais pouvoir agir. Les réseaux sociaux, par exemple, sont parfaitement adaptés à une approche situationnelle, beaucoup moins à une planification stratégique (même s’il y en a encore qui croient que le viral se commande… sauf si on a des millions).

Les individus font la même chose que les entreprises, car l’approche planificatrice semble beaucoup plus rassurante : on se donne l’illusion de maîtriser la situation, alors qu’on ne maîtrise pas grand-chose… quand cultiver au quotidien une bonne intelligence situationnelle peut offrir plus de solutions créatives au besoin.

 

5. Changer d’échelle : naviguer entre le très court terme (opérationnel, pas financier) et la vision long terme (ambition, pas planification).

Keynes disait que sur le long terme, nous serons tous morts. Ca tombe bien, aujourd’hui on ne jure plus que par le court terme. Qui est parfaitement compatible avec le fonctionnement « digital », à 2 nuances – et pas des moindres – près :

Dans le digital, le court terme dont on parle n’est pas financier : il est opérationnel.

Il n’élimine pas la nécessité d’une vision « long terme » (5 à 10 ans) : vision qui reflète l’ambition du projet ou de l’entreprise, pas une vision de business plan planificateur !

La logique court-termiste financière actuelle n’est que très peu compatible avec le court-terme « digital » en réalité : car le court-terme dont on parle dans le digital, est le court-terme de l’expérimentation, de l’essai, de la confrontation du projet à la réalité, qui va permettre de faire évoluer progressivement le projet vers une ambition long terme. Ce n’est pas du tout un ROI à 3 mois !

A plus long terme, c’est pareil : même si les financiers n’aiment pas le risque, personne ne peut prédire l’avenir, encore moins dans le digital. Le bon guide pour faire avancer son projet au quotidien est la vision projetée, l’ambition, pas le business plan que certains s’obstinent à faire (le seul business plan potentiellement utile est celui qui permet de projeter les coûts… pas les recettes !). Ce qui veut dire mettre un pas après l’autre chaque jour en se référant davantage à l’étoile du berger qu’à son GPS… un changement de référent qui peut être assez déstabilisant.

 

6. Gérer les mécanismes d’apprentissage : autonomie de l’apprentissage et de la formation, mises à jour permanentes

Avant, l’apprentissage, la formation professionnelle, faisaient référence pour la majorité des individus, à des domaines aux contours finis, définis. On valide un diplôme, une formation, et on considère que la compétence est acquise ou presque. Je force un peu le trait, certes, mais globalement ça marchait, et ça marche toujours comme ça dans une grande majorité d’entreprises, où la formation n’est pas vraiment du ressort de l’individu, elle fait l’objet d’une démarche de planification d’entreprise dans laquelle l’individu doit trouver sa place. L’individu n’est presque pas responsable de cela, c’est du ressort de son employeur.

Le digital bouleverse complètement cette donne. Il nécessite de se former en permanence, tout le temps, et la frontière entre « se tenir informé » et « se former » peut être ténue dans de nombreux cas. Il devient du ressort premier de l’individu, avant d’être celui de l’entreprise, qui a d’ailleurs du mal à s’adapter et à suivre. Ce qui sous-entend une responsabilisation et une autonomie de l’individu, par rapport à ses besoins immédiats et à venir, inédite dans le milieu professionnel. Au lieu d’être le guide suprême des formations à suivre et des compétences à acquérir, la DRH et les managers deviennent dans cette vision une « boîte à outils » qui peut répondre à certains besoins, et être totalement occultée pour d’autres, quand les ressources disponibles en ligne ou gratuitement sont plus qualifiées. Mais on est loin d’en être là, car la majorité des individus n’a pas forcément envie de se prendre en main d’une manière aussi volontaire… Ce n’est pas la technique qui est compliquée à acquérir, c’est le changement total de posture qui implique une responsabilisation permanente dont beaucoup ne veulent pas. Or développer une entreprise apprenante est un enjeu majeur d’évolution et de survie dans un univers qui se complexifie, et où la somme ne peut être agile si ses parties ne le sont pas…

 

Le pouvoir des individus, qu’on associe souvent à Internet, est aussi celui des individus « professionnels », et pas uniquement celui des citoyens ou des consommateurs. Mais très peu s’en emparent activement pour faire évoluer leur quotidien professionnel, sans attendre l’injonction d’un manager ou d’un DRH. Pourtant, sans la transformation individuelle de chacun de ses membres, il y a fort à parier que la transformation digitale de l’entreprise ne soit qu’une façade, même si l’équipement technologique se fait à coup de millions. Vaste sujet de management, voire de société, qui dépasse largement le périmètre d’un CDO ou d’un plan de transformation digitale à 5 ans !

 

 

 

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