Article originellement publié sur le Journal du Net.
Résumé: Le click & mortar semble modifier le comportement du consommateur en magasin, en le rendant aveugle aux stimulations commerciales tant qu’il n’y a pas trouvé le produit ou service recherché. L’impact du digital est souvent là où on ne l’attend pas, ce qui oblige les enseignes à réseaux à considérer le magasin comme un élément d’un univers connecté, et non comme une entité à connecter de manière individuelle.
L’omniprésence du digital dans le parcours d’achat des consommateurs oblige les enseignes à réseaux à reconsidérer le rôle de leurs magasins. Mais au-delà de l’impact visible sur le chiffre d’affaires du magasin, ou sur l’équipement et la formation des vendeurs, une révolution plus silencieuse se joue, encouragée à leur insu par ces mêmes enseignes qui croient rééquilibrer leur commerce physique et digital en développant le click & collect.
Car le click & mortar au sens large modifie le comportement du consommateur en magasin, et va probablement poser aux enseignes plus de problèmes à terme que de solutions immédiates, si elles ne considèrent pas le comportement d’achat du consommateur dans son ensemble.
Quel impact a le « click & mortar » sur le comportement en magasin, et quelles implications pour les retailers?
Le click&mortar modifie les comportements en magasin
Une étude doctorale[1] de Paris I récemment présentée au colloque Etienne Thil et récompensée par le prix Prospective Picom 2013 s’est attachée à étudier la manière dont les consommateurs modifiaient – ou pas – leur stratégie d’achat en magasin en fonction de leurs recherches préalables sur Internet.
L’étude reposait sur les études ou constatations préalables suivantes :
– Des contradictions autour du parcours observé en magasin : le « discours général » des professionnels du marketing valorise l’importance de l’atmosphère du point de vente et de l’expérience en magasin comme atouts face au digital, mais les travaux de certains chercheurs ne convergent pas dans ce sens néanmoins, car ils montrent que les gens qui se sont renseignés sur Internet au préalable ont un parcours plus linéaire en magasin, vont droit au produit, ont des parcours moins déambulatoires, sont moins butineurs et sont du coup plus résistants aux stratégies commerciales.
– En matière de relation aux autres, des travaux dans le secteur bancaire montrent que les clients sont devenus plus experts, et sont du coup plus agressifs en agence, plus défiants, ont plus confiance en eux et moins confiance en leur conseiller.
– En pratique, l’attitude et le parcours en point de vente semblent dépendre du parcours anticipé avant d’y arriver : selon que le parcours réel correspond ou pas aux attentes du consommateur, son attitude va s’en trouver modifiée.
Face à ces observations, l’hypothèse faite par la chercheuse présentant son étude, était donc la suivante : « Peut-être que le consommateur, informé sur Internet, met ainsi en place des stratégies qui lui permettent de mieux se maîtriser dans l’espace réel, et d’être moins influencé par les stratégies commerciales des commerçants ? »
Pour confronter l’hypothèse à la réalité, une étude a été réalisée sur un échantillon de femmes autour de l’achat de produits cosmétiques et de mode, achats relativement impliquants.
Les résultats suivants ont été observés, suite à une préparation préalable de leurs achats sur Internet :
– Orientation vers la tâche : caractéristique principale du comportement en magasin
– Une moindre sensibilité à l’offre (vs quand elles rentrent au hasard dans une boutique)
– Un sentiment de « smart shopper »
– Un état émotionnel plus favorable
– Selon le résultat du shopping, une conséquence différente sur l’état d’esprit de la femme :
> Si elle a trouvé en magasin ce qu’elle avait identifié sur Internet : renforcement de la confiance en soi et satisfaction. Dans ce cas, la consommatrice se détend, redevient réceptive aux stimulations du magasin, et peut faire des achats complémentaires non prévus.
> Si elle n’a pas trouvé en magasin ce qu’elle avait identifié sur Internet : insatisfaction, « punition » de soi et de l’enseigne. Dans ce cas de figure, la consommatrice n’achète rien d’autre et quitte le magasin insatisfaite, avec moins de motivation pour y revenir.
Il semble donc qu’une stratégie consciente soit développée par les consommateurs, qui apprennent ainsi à s’imperméabiliser aux incitations commerciales et « expérientielles » d’un magasin, s’ils sont mobilisés vers un objectif à atteindre… Comportement qui rappelle furieusement l’aveuglement aux bannières démontré sur Internet, et qui participe de la même logique.
Quelles implications pour les retailers ?
Les implications sont nombreuses et à différentes échelles, en voici 3 majeures :
– Une double grille de lecture du magasin : selon ses attentes et sa préparation préalables, le consommateur interagit de manière totalement différente avec le magasin et les vendeurs. Tant que l’objectif recherché n’est pas atteint, il ne prend pas plaisir à sa circulation en magasin. Par contre, une fois qu’il a trouvé ce qu’il cherchait, il s’autorise la déambulation.
Ce constat est loin d’être anodin et doit amener des réflexions sur la conception même des magasins, au-delà d’une simple « digitalisation » des points de vente. L’enjeu n’est plus de concevoir un magasin connecté, mais de concevoir un magasin dans un univers connecté, ce qui est sensiblement différent.
– Remise en cause des techniques de marketing commercial (atmosphère, théâtralisation, merchandising…) : comment faire évoluer ces éléments de stimulation commerciale au regard de ces nouveaux comportements ? La PLV ou la signalétique sur le lieu de vente doivent-elles continuer à être conçues et déployées pour un magasin « théâtre » (lieu d’expérience déconnecté de son environnement), ou doivent-elles intégrer un double niveau d’informations et d’actions, et donc se concevoir comme des éléments d’une chaîne d’informations qui démarre avant et peut se poursuivre après ?
– Quel rôle des vendeurs et des technologies dans cette nouvelle expérience d’achat ?
Un consommateur averti transforme le vendeur en un « géo-localisateur », un point d’info pour savoir où se trouve le produit qu’il cherche, et éventuellement l’aider s’il ne le trouve pas. L’équipement technologique des vendeurs les remet « à niveau » face aux consommateurs, ce qui est nécessaire mais loin d’être suffisant : la question de leur valeur ajoutée se pose encore plus ainsi ! Selon les enseignes, ce rôle pourra évoluer vers une expertise de conseil, ou une qualité de service, ou peut-être même l’intégration d’autres savoir-faire et métiers…
En toile de fond de toutes ces questions, une idée unique s’impose : le digital est aujourd’hui partout, et ses impacts sont souvent là où on ne les attend pas, si on se focalise sur la dimension technologique visible… Le « digital » n’est pas une guerre de technologies et d’équipement, mais une remise en question de la valeur ajoutée traditionnelle de la chaîne du retail : il change l’endroit où se situe cette valeur ajoutée, la manière dont elle se crée, et ce n’est pas en étant constamment en mode réactif binaire que les marques et enseignes vont trouver la nouvelle formule magique, mais en embrassant pro-activement ces nouveaux comportements. Ce qui suppose un management et des organisations internes au diapason de ces changements, or c’est là où le bât blesse généralement… Faut-il espérer que le click & mortar tue vraiment l’expérience en magasin pour que le retail intègre le digital aussi naturellement que ses clients ?
[1] Prix prospective Picom: Yousra Bouzid et Régine Vanhee PRISM Sorbonne: “Comportement cross-canal : vers une nouvelle maîtrise de soi au sein de l’espace réel?”
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